Téhéran hivernal

Qui n’a pas dit en arrivant à New York, « on se croirait dans un film ! » ?

S’il est un pays dont je n’avais d’images que cinématographiques, c’était plutôt l’Iran. Cette réalité qui m’était totalement inconnue, je l’avais d’abord découverte par le regard sobre et maîtrisé de Kiarostami. Puis par celui de Jafar Panahi et d’Asghar Farhadi pour ne citer que les plus diffusés. De l’Iran, les médias nous font cette faveur de nous laisser aujourd’hui relativement vierges d’images, au profit de celles du cinéma, et quel cinéma !

Alors que retenir de quelques jours passés à Téhéran au début de l’hiver, étant venu sans appareil photo ?

[dropcap]En voiture[/dropcap] De cette ville de 686 km², je ne verrais que l’extrême nord et le centre. Le reste, des autoroutes, des périphériques, des ponts et des tunnels parfois éclairés de telles guirlandes qu’on croirait que la ville s’apprête à fêter noël. Sur la route, on dirait bien que les 8 millions et demi d’habitants se donnent rendez-vous tous les jours pour se livrer à un ballet frénétique à faire pâlir les conducteurs italiens les plus fanfarons. Une corrida automobile effroyablement maîtrisée, parmi les marches arrières, les piétons coupants les voies, les auto-stopeurs, les voyageurs en correspondance de car, déposés sur la voie de droite. Le bas côté des voies rapides est un espace fonctionnel à part entière, offert à l’improvisation des utilisateurs, tantôt aire de stationnement ou de pique-nique. Le soir, il accueille les braseros des bivouacs des camionneurs qui se restaurent en attendant la nuit pour rentrer dans la ville qui leur interdite avant 22h. Le bas côté semble un espace de vie, seulement séparé de la circulation par une bande de peinture blanche au sol.

Nous roulons dans le taxi. C’est la mi journée, nous sommes encore loin du centre, tout est fluide. Pourtant une voiture reste à notre hauteur sur la gauche. Un homme d’une soixantaine d’années nous fait signe. Prenant naïvement cela pour un salut, je le salue bêtement. Mais l’homme insiste, il tente de caler sa vitesse sur celle de notre voiture. Il montre son manteau. Je ne comprends pas, je cherche. Mais même les gestes ont un langage.  Je peine sur la traduction, et l’homme colle tellement notre voiture qui roule pourtant facilement à 110 km/h au milieu du trafic tout en gardant la tête tournée vers nous, que la situation commence à être légèrement angoissante étant donné le flottement de la conduite auquel je ne suis pas encore habitué. Je me tourne vers mon hôte. “Ce monsieur nous fait signe”. Un coup d’œil et “Ah oui, mince j’ai coincé mon manteau dans la portière”. La portière ouverte, le manteau décoincé, le chauffeur fait un signe et accélère, satisfait.

[dropcap]A pied[/dropcap]

Dans le centre de Téhéran, le taxi pousse jusqu’à une rue étroite bordée de murs couleur terre. La rue se rétrécit encore, mais cette fois, un poteau électrique planté sur le côté interdit d’aller plus loin. Il va falloir aller à pied. L’urbanisme ici n’est pas celui d’une mégalopole. Plus on s’enfonce dans le centre de Téhéran, et plus on semble s’en éloigner. Les ruelles se faufilent entre les longs murs de terre crue. Ici on ne serait pas surpris de fouler un sol de terre battue. Mais le bitume est bien là. On m’apprend que c’est ici le centre historique de la ville, la partie la plus ancienne, aujourd’hui l’une des plus pauvres.

Dans cet îlot de calme cerné par un boulevard, la maison d’un aristocrate du régime déchu dort sous des lambeaux de draps. Si dans la langue persane les mots et les choses n’ont pas de genre, ici, les portes ont pourtant un sexe. A chacun son heurtoir, pour avertir la femme du besoin de se voiler ou non avant d’entre-ouvrir la porte.

L’aristocrate lui n’a pas fait voiler les femmes peintes sur le mur de miroir de son vaste salon. Peut être par respect culturel, car ce sont là des danseuses européennes pense-t-on. Il est vrai que leurs traits ne sont pas très persans, en tout cas leur décolleté est marquant.

Comme les romains, les iraniens n’ont pas attendu l’électricité pour inventer la climatisation. Dans la maison du noble, des galeries entretiennent un courant d’air qui prend son frais à la surface d’une cave inondée. L’eau provient des qanats, ces antiques aqueducs qui collectaient l’eau de pluie grâce à réseaux de puits dans la montagne et l’acheminaient à cette capitale implantée dans une zone peu pourvue en eau. Aujourd’hui, lorsqu’ils n’ont pas été rompus, les qanats déversent leurs eaux fraîches dans les caniveaux des grandes rues dans l’indifférence la plus totale. C’est qu’on a préféré une eau plus moderne, pompée dans les nappes profondes …

 

[dropcap]Deux visages, un regard[/dropcap]

 

Ce qui frappe le plus ici, c’est la dualité de la vie pour une partie de la population, disons la classe moyen (ou plus) pour faire vite. L’intérieur, domaine privé, et l’extérieur, la rue, sont deux mondes scindés. Ce n’est pas une nouveauté, et je savais cela avant de venir. Comme j’ai pu voir souvent ici un homme en devenir un autre en enfilant son costume d’entreprise, j’ai vu des femmes en devenir d’autres lorsqu’elles se préparent à sortir ou recevoir des étrangers à l’intérieur. Comme deux visages, ou peut être un visage et un masque ?

Mais sous les voiles – dont la diversité est à première vue la même qu’en Europe, du foulard au hijab, souvent d’un bout à l’autre de l’échelle sociale – sous les voiles donc, s’allume parfois un regard plus pénétrant que la nudité même. Si c’est une constance qu’une fois quittés les métropoles d’Europe on redécouvre que les gens se regardent sans détours, ici cela dépasse le syndrome du voyageur, au point que même les gens du pays le reconnaissent. “They gaze at you”. “Elles fixent leur regard sur vous”. Comme les yeux qui toujours passeront au-dessus du voile ou à travers ses grilles, le regard parle le langage muet qui bafoue les interdits publiques.

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